CHAPITRE II
À Kalam, ils avaient eu l’occasion de goûter aux prémices de la chasse, (le lendemain à peine du Festival : quelqu’un réagissait vite !) Ceci en guise d’augure à la vie de paria qu’ils acceptaient de mener, avec autant d’enthousiasme que de fatalisme.
Ely s’était régalée en semant le désordre dans toute la capitale. Il l’avait aidée, bien sûr, mais toute la ville y avait mis du sien. La population, sans vraiment percevoir le danger, pressentait la réaction officielle : il avait suffi de faire courir une rumeur, bénigne, sous forme de jeu.
Ylvain avait dépassé la frayeur phobique qui l’avait secoué juste après sa projection. Elle lui avait permis de découvrir la réalité physique de sa répulsion pour le pouvoir et de percer à jour les rouages primaires de sa contradiction : il acceptait sa responsabilité d’artiste tout en refusant d’autres charges que celles de sa seule existence… C’était aberrant, mais cela le préservait de la folie fascinante de l’omnipotence. Ely appelait ça la métaphysique du chaos, et c’était tendrement ironique.
Ylvain était en conflit avec la tendresse d’Ely qui, elle, était en guerre contre la distance qu’il lui opposait. À cause de Nashoo, évidemment, mais seulement depuis qu’ils étaient installés dans cette combe isolée, à vingt-cinq kilomètres d’un village perdu, loin de tout. Au début, la fuite et ses impératifs leur avaient procuré l’échappatoire nécessaire : tous leurs actes devaient être rapides et coordonnés, toutes leurs relations visaient à la même finalité et passaient par le rire… Ylvain s’était beaucoup contraint au rire, même si celui-ci sonnait trop fréquemment comme un violoncelle mal accordé. Quand le choc d’« Inceste » s’était atténué, il s’était mis à culpabiliser. Lui qui ne s’était infligé, en guise de responsabilité, que l’éducation d’Ely, touchait le fond de son inconscience – du moins l’appelait-il ainsi. Il n’arrivait pas à se sortir de l’idée qu’il était le générateur des sentiments de la jeune fille. « Merde ! » se répétait-il. « Ce que je peux être torturé ! ». Mais cela ne suffisait pas à résoudre son problème, et ce problème s’agravait de la sexuation de ce maudit violoncelle qui le grignotait imperceptiblement.
En plus, tout se compliquait de l’extrême honnêteté d’Ely, tout empirait de sa stupide malhonnêteté à lui et de la conscience qu’il en avait.
Ils vivaient sous une bulle d’exploration, un gadget d’inventeur destiné aux conditions exceptionnelles de la recherche interstellaire. Durant le transport, elle avait la taille et la forme d’un petit havresac ; une fois ionisée, c’était une demi-sphère de trente-deux mètres cubes, avec cuisine de survie, table et chaises de tubes pressurisés, douche à particules, équipement minimal et couchettes sur coussins d’air. Une petite merveille de technologie, énergisée par un générateur, qui valait le prix d’un agrave. Ylvain trouvait cela ridicule, mais Ely s’était d’office promue à l’intendance, et elle prétendait ne rien vouloir négliger.
Malgré les deux bons mètres qui séparaient les couchettes, Ylvain eût préféré ne pas partager la bulle avec Ely : il lui semblait que toute proximité était malsaine. Comme il était honteux de tant d’absurdité, il ne disait rien, mais il s’efforçait de ne pas la regarder se déshabiller et de ne pas se montrer nu. En outre, à trop ressasser ses hantises et les moyens de s’en défaire, il était devenu insomniaque ; et à ne pas dormir, il devenait agressif.
— Je sais que tu ne dors pas, attaqua Ely, au milieu d’une nuit par trop semblable aux autres.
— Je le sais aussi, ironisa-t-il, sans un soupçon d’humour. Ça passera.
— Tu préfères tchatcher dans le noir ou…
— Je préfère ne pas tchatcher !
— Dois-je donner dans l’insulte ou dans la compassion ? (Elle ne s’adressait pas vraiment à lui.) Pauvre petit violoncelle puritain… ce que tu peux être con !
Elle s’extirpa de son lit, éclaira la bulle et vint s’asseoir en tailleur, nue, aux pieds d’Ylvain. Il eut un réflexe de retrait lorsqu’au travers de la couette le corps de l’adolescente toucha le sien.
— Tu as peur que je te viole ? Pour un mec, tu sais, c’est une réaction révélatrice !
— Arrête tes conneries !
Il s’assit, en prenant bien garde de rester le plus possible dissimulé sous l’édredon.
— Qui déconne ? Tu merdes, mon grand, et ça commence à me gonfler !
— Éloigne-toi ! Va faire un tour ! Tu pourras souffler !
— Non ! Ni toi, ni moi. Par contre, tu pourrais essayer de récupérer une partie de ton intelligence et regarder les choses avec.
— Je ne fais que ça !
— Explique.
— Quoi ? Qu’est-ce que tu veux que j’explique ?
— Ce que tu vois.
Ylvain se passa la main dans les cheveux, deux fois : une comme un tic et l’autre pour vérifier l’impression de moiteur qu’il avait sentie.
— Arrête de jouer les mères poules ! grinça-t-il.
— La sœur ! La mère ! Je suis une véritable famille, pour toi…
Il esquissa l’ombre d’un sourire.
— Okay ! se calma-t-il. Je suis désaxé, pétri de principes, ringard et ridicule… Tu crois que ça m’amuse ?
Ely secoua la tête en pinçant les lèvres… pour ne pas rire.
— C’est ça, fouts-toi de ma gueule !
— Ne pense pas ça. Je me fouts de ce que tu es maintenant, ici, pas de toi.
— Vachement rassurant !
— Je ne cherche pas à te rassurer. J’ai des trucs à te dire, et je sais que tu en as autant à mon service… Je souhaite qu’on en parle, c’est tout.
— Sage et raisonnable, hein ? Comme un adulte très responsable…
— Ferme-la ! cria-t-elle. Qu’est-ce que tu crois ? Que je m’éclate ? Que c’est marrant d’être amoureuse d’un type qui se prend pour le père, le frère et même le fils, quand ça l’arrange ? Tu t’imagines que je jubile en te voyant chercher des murs pour te taper la tête dedans ? Que je dors quand tu te flagelles avec tes foutaises d’éducateur bien-pensant ? Oh ! Ylvain de Myve ! Quand tu auras fini de t’apitoyer sur ton pauvre ego mutilé de vieillard très digne, jette un œil sur la mienne, de conscience ! Viens faire un tour dans ma peau ! On échange quand tu veux, mon pote ! Quand tu veux !
D’abord, Ylvain pâlit, ingurgitant les mots comme la brûlure d’un poison vicieux, puis la honte, pure et dure, précipita le sang dans tout son visage, en un écarlate qu’il ne pouvait masquer. Combien de fois s’était-il dit qu’Ely le connaissait trop bien ? À présent, il songeait qu’elle le connaissait si bien que même ses émotions faisaient mouche.
— Je… je ne sais pas quoi dire…, soupira-t-il, penaud. J’étais loin d’imaginer… Je veux dire que j’étais tranquille… Enfin, non. Je ne pensais pas que… que tu…
— Tu ne pensais pas qu’il t’arriverait autre chose que le kineïrat ?
— C’est un peu ça, oui… Mais il n’y a pas que ça.
— Il y a quoi ?
— Toi, merde ! Je t’ai vu grandir…
— N’exagérons rien ! J’avais déjà bien commencé.
— Cela ne fait guère de différence. (Il récupérait, doucement.) Tu représentais quelque chose de précis, une notion d’enfant, un truc qui m’a fait investir dans un sens… mes foutaises d’éducateur, comme tu dis ! Et, un jour, tu m’envoies tout à travers la figure ! Je regrette : c’est pas facile à vivre.
Il attendit une remarque, mais Ely ne voulait pas lui donner de prise.
— Je connaissais une Ely, reprit-il, après quelques secondes d’un silence gênant. Et tu me dis : « Cette Ely n’existe plus ». Je ne sais plus à qui j’ai affaire, je ne sais plus…
— D’accord ! Je suis quelqu’un de nouveau pour toi. Appelle-moi Elynehil et comporte-toi comme si tu venais de me rencontrer.
— C’est idiot.
— Je ne te le fais pas dire, seulement au point où nous en sommes… (Elle était toujours assise en tailleur, le buste très droit et l’air bien décidée à ne pas céder sur quoi que ce fût.) Maintenant, écoute-moi ! Un : je vais avoir dix-sept ans et, pour ce qui est de vieillir, ça risque de continuer encore un moment ; en plus, le hasard m’a peut-être mûrie un peu vite, alors prends-en ton parti. Deux : je ne t’ai jamais confondu avec un frère, un cousin ou je ne sais quoi du même mauvais goût ; et bien que tu ne t’en sois pas aperçu, je te drague depuis un moment. Trois : ça ne date pas d’aujourd’hui, je t’aime et tu n’y changeras rien, à moins de devenir complètement nul, ce qui bousillerait tes talents artistiques ; je peux donc dormir tranquille ! Quatre : je n’ai pas l’intention de te persécuter avec de quelconques assiduités ou de te faire chier… Conclusion…
Elle s’interrompit net et ferma les yeux.
Ylvain attendait la fin de la tirade.
— Conclusion ? relança-t-il.
Elle rouvrit les yeux et les plongea dans les siens.
— Cherche, lâcha-t-elle.
Puis elle retourna se coucher.
— Tu veux qu’on soit amis ? interrogea-t-il, se sentant puéril.
— Pourquoi ? On ne l’est pas ?
— Merde, à la fin ! Arrête de me rembarrer !
— Arrête de tendre l’autre joue !
— Bon, qu’est-ce que tu veux ?
Ylvain avait pris son ton le plus conciliant. Il avait le sentiment d’être en faute et ne savait plus quoi faire pour s’en sortir.
Ely pouffa.
— Tu veux un dessin ? (Puis, très vite, avant que son compagnon eût le temps de se fâcher :) C’est toi qui me cherches, non ? (Elle s’assit dans son lit et se tourna vers lui.) T’es pas facile, mon grand, mais faut reconnaître que je suis un peu vache. Alors, on va dire qu’en attendant mieux, j’aimerais que tu essaies l’amitié à double sens et sans âge… Bonne nuit.
Ylvain ne dormit pas mieux cette nuit-là que les précédentes, mais les suivantes lui apportèrent ce sommeil qu’il n’avait plus cru retrouver. Ely l’avait soulagé de la part la plus importante de son malaise en le taxant d’irrationalité – même s’il s’en voulait de l’avoir poussée à se faire mal. En apparence, en tout cas, ils étaient entrés dans une période de leur relation qui avait tout pour être épanouissante.
N’eût été l’impuissance psychosomatique – qu’il reconnaissait comme telle – qui, par deux fois, lui avait interdit les meilleurs rapports avec La Naïa, Ylvain eût pu ignorer la tension qui l’habitait. Ely, elle, tout en s’efforçant de restreindre son jeu de séduction, surveillait la progression de son ami vers une nouvelle sérénité avec bien plus de détachement qu’elle ne s’en serait cru capable. Autour d’eux, tout le monde faisait semblant de ne rien comprendre, exceptée La Naïa, qui alla jusqu’à risquer la colère d’Ely en la prenant à part.
— Tu sais, je vois ce qui se passe entre vous, osa-t-elle. Je ne voudrais pas… euh… gêner, alors si tu souhaites que… Enfin, tu comprends, hein ?
Ely la laissa s’embrouiller jusqu’à ce qu’elle ne sût plus quoi dire, puis elle l’attrapa par les épaules en la tirant vers elle, si près que La Naïa put sentir la tiédeur de son haleine sur son visage.
— Tu as peur de moi, La Naïa ?
— Oui, murmura la jeune femme, sans toutefois chercher à se défiler : elle avait peur d’Ely, pas de ce que celle-ci pouvait lui faire.
— En toi ou en n’importe qui, Ylvain m’appartient. (Ely avait dit les mots doucement, comme s’ils étaient les fruits d’une réflexion exhaustive ; ils étaient l’expression d’un savoir, pas d’une conviction.) Faut-il que je l’empêche d’appartenir à d’autres ?
— Tu… tu n’es pas jalouse ? s’étonna timidement La Naïa.
— De quoi ? De qui ? Nos vies sont liées, imbriquées, confondues. Il projette, il crée, il pense, il parle, il peut faire des millions de choses dont je ne suis qu’une infime partie ; ou rien… La jalousie est un désir d’exclusivité, en tout. Peut-on tout posséder de quelqu’un ?
— Je ne comprends pas, chuchota La Naïa, toujours collée à Ely. Tu ne veux pas faire l’amour avec lui ?
Son interlocutrice éclata de rire.
— Oh si ! Je veux tout vivre avec lui.
— Je ne te comprends pas.
— J’ai déjà une part non négligeable ; j’aurai sans cesse davantage. Je ne suis pas patiente…, tu me connais ; pourtant, je me délecte de ces moments où je me bats pour grignoter des petits bouts d’Ylvain.
Cette fois, La Naïa comprenait, mais elle ne le dit pas. Elle enviait Ely. Oh ! pas pour Ylvain. Pour la force qu’elle pouvait mettre en toute chose, la jouissance qu’elle tirait de la vie et son indestructible volonté de n’en rien connaître d’autre.
— Tu as toujours peur de moi, La Naïa ?
— Oui, répéta la jeune femme avec encore plus de franchise. Parce que personne ne peut te connaître.
Comme pour lui donner raison, Ely posa ses lèvres sur celles de sa compagne, délicatement, la sentant se glacer entre ses mains et refusant d’en tenir compte autrement que par davantage de douceur.
*
**
Amadou et Lovak se chargeaient régulièrement de l’approvisionnement. Ils partaient généralement le matin, à califourchon sur leurs monagraves, vers une ville des alentours – dans un rayon de cinq cents kilomètres – et revenaient le soir avec les derniers potins et une semaine de provisions, plus parfois des nouvelles d’Ovë et Sade. Ces deux derniers couraient Still en tout sens, rameutant les Bohèmes pour le plénum. Un soir, Amadou rentra seule.
Ylvain repéra le bourdonnement du véhicule alors que celui-ci filait sans doute en rase-mottes dans l’une des vallées qui menaient au col.
— Le vent doit sacrément porter, annonça-t-il en désignant la direction d’où venait le bruit.
Ely et La Naïa tendirent l’oreille puis se regardèrent d’étrange façon.
— Il n’y a pas de vent, dit Ely.
— Je n’entends qu’un générateur, ajouta La Naïa. Poussé à fond.
Instantanément, Ely bondit sur ses jambes, contourna le feu et se précipita vers son monagraves.
— Restez là ! cria-t-elle en démarrant.
Et elle fila à la rencontre de l’arrivant.
— L’un des deux doit être en panne, supposa Ylvain, dans un silence d’une qualité embarrassante. Ils l’ont probablement laissé pour grimper à deux sur celui qui fonctionne, c’est ce qui explique le…
— C’est toi ou moi que tu essaies de rassurer ? coupa La Naïa.
Il ne répondit pas. Il écoutait le bruit de l’engin d’Ely s’éloigner à toute vitesse. Ely pilotait bien mieux que lui, mais elle poussait dangereusement l’appareil. Le terrain était boisé de conifères trop élevés, et le monagrave devait slalomer entre eux à la limite de ses possibilités. À cause de leur petite taille, ces machines ne disposaient en effet que de générateurs légers, dont la puissance anti-g était un rien trop faible, aidés de répulseurs de masse ; en montagne, la répulsion gravitique n’excédait pas vingt mètres à mille mètres d’altitude, et elle diminuait vite quand on grimpait. Ylvain conclut qu’Ely avait dû attaquer la pente à moins de quinze mètres du sol ; à la vitesse où elle l’avait fait, peut-être même seulement neuf ou dix. Il fallait des réflexes félins pour prendre un tel risque.
Plus que la réaction d’Ely, plus que l’inquiétude de La Naïa, le danger d’accident qui menaçait un monagrave dans ces conditions fit prendre conscience à Ylvain de l’alarme dans laquelle les plongeait la simple anomalie d’un seul véhicule fonçant à toute puissance vers la combe ; une alarme qui était tout sauf exagérée.
« Je ne reconnaîtrais même pas un laser si on me braquait ! » s’invectiva-t-il. « Je peux foutre les jetons à l’Institut, et je ne suis pas foutu de différencier une arme d’un hologistreur ! »
Les deux engins s’étaient rejoints ; il y eut une pause dans leurs bourdonnements, qui devait correspondre à des explications rapides, puis les générateurs se remirent à vrombir, moins fort.
— Ce ne doit pas être très important, remarqua Ylvain. « Seulement ç’aurait pu l’être », pensa-t-il. Cependant, le moment d’anxiété étant passé, il s’accusa d’affabulation.
— C’est Amadou, annonça La Naïa, tandis que les appareils décéléraient et se posaient entre les bulles.
Ylvain chercha à déchiffrer le visage des jeunes filles qui les rejoignaient autour du feu, mais il n’était pas assez calme pour y apercevoir autre chose qu’une contrariété pensive. Il se sentit impotent, une sensation horrible.
— Mademoisel est à Nashoo, lança Ely. Elle te cherche, et elle n’est pas la seule.
— À Nashoo ? s’étonna Ylvain.
— Sur tout Still.
— C’était si facile que ça à deviner ? (Il y avait tant d’incrédulité dans sa voix qu’il se moqua de sa propre naïveté.) Je dois être un peu simplet, non ?
— Un peu, oui.
Amadou expliqua que Jed avait joint Sade à Kalam, il y avait trois jours, pour le prévenir que Mademoisel l’avait contacté afin de lui annoncer son départ définitif de l’Institut.
— Elle voulait savoir s’il pouvait te transmettre la nouvelle. Jed a joué l’innocent, alors elle lui a dit textuellement : « Vous êtes surveillé, faites passer mon petit message avec discrétion. » Et elle est partie.
— Elle n’est pas revenue ? demanda Ylvain. Elle a laissé une adresse ?
— Non. Ni l’un, ni l’autre.
— Où est Lovak ?
Amadou leva les yeux au ciel.
— Si tu crois que je n’ai que ça à raconter, tu n’es pas en grande forme ! se moqua-t-elle. Je continue sur Mademoisel : Ovë l’a vue à Neilly. Elle était suivie. Alors, il lui a permis de perdre ses espions…
— Ses ! Combien ?
— Je n’en sais rien.
— Pourquoi a-t-il fait ça ?
— Il la teste.
« Si Ovë prend des initiatives…», pensa Ylvain.
— D’accord, soupira-t-il. Quoi d’autre ?
— Sade a vu Lar à Crosben, hier.
— Qu’est-ce qu’il foutait à Crosben ?
— Dis, tu vas me laisser parler ? Comment veux-tu que je sache ce que Sade fout à Crosben ?
— Lâche-la, tu veux ? fit Ely en écho. Elle te dit ce qu’elle sait.
— Ça va, ça va, ronchonna leur compagnon. Lar est à Crosben, okay, Continue.
— Il se cache.
Ylvain étouffa un commentaire.
— Des types l’ont interrogé à ton sujet ; le genre « police secrète » paraît-il. Il ne leur a pas raconté grand-chose, encore qu’il croit en avoir lâché trop… C’est rapport à notre rencontre sur la place. Toujours est-il… Ah ouais, c’était le mois dernier ! C’est ce qui a intrigué Lo… j’y reviendrai. Donc, Lar se cache à Crosben et il a la frousse. Il voudrait bien venir ici, mais il a peur d’être filé. Sade est en train de lui organiser une super-pagaille pour le sortir de la ville.
Amadou parlait très vite ; elle dut s’interrompre pour reprendre son souffle.
— Ils vont forcément faire le lien avec le plénum, plaça Ely.
— C’est ce que Lo voudrait vérifier, appuya Amadou. Il trouve bizarre que ni Jed, ni Ovë, ni Sade n’aient entendu parler de ces types. En un mois, ils avaient largement le temps de remonter jusqu’à eux… C’est un futé, Lovak. (Elle prit l’air pensif.) Il dit qu’on est noyautés, que la seule raison qui les empêche de chercher plus loin, c’est qu’ils ont des mecs dans la Bohème et qu’ils attendent le plénum.
— Tu parles qu’il est futé ! siffla Ely. Il a mis dans le mille, oui ! Où est-il allé ?
— Prévenir Ovë, Lar et Sade. À eux quatre, ils feront le tour du maximum de monde… C’est déjà arrivé que des flics infiltrent la Bohème ; on a horreur de ça, tu sais ! Ça a été un véritable carnage !
— Je me souviens, acquiesça La Naïa. J’avais neuf ans, on suivait le truc à la maison. Même mon père trouvait ça dégueulasse ! (Elle souriait, comme à un vieux souvenir, puis son sourire s’assombrit.) Ils ne vont pas être faciles à démasquer, cette fois-ci.
— T’inquiète. (Ely était radieuse ; une joie méchante et déterminée.) Je vais vous les offrir sur un plateau.
« Inhibition », spécula Ylvain. « Elle va les sortir du troupeau pour les faire massacrer. »
Il eut un frisson. Quelque chose lui paraissait sombrement évident : en situation de crise, il ne maîtrisait plus rien. « Il faut que je modère Ely », décida-t-il, « que je garde un minimum de contrôle sur les événements. » Il savait qu’en s’excluant de la stratégie, il s’interdisait toute conduite de l’action ; il était donc urgent de parler, de proposer un plan, de prendre les commandes… Urgent, mais plus facile à penser qu’à réaliser.
— La Naïa, se lança-t-il, sans idée conductrice, tu vas retourner à Nashoo, sans te cacher, et tu vas voir Jed. (Il marqua une pause, le temps de trouver une suite raisonnable.) Je voudrais savoir si l’Institut ou quelqu’un d’autre a officiellement entamé une procédure contre nous…
— Sans me cacher ? s’étonna à retardement La Naïa. Pourquoi donc me cacherais-je ?
— Euh, je ne sais pas… Ce que je voulais dire, c’est que… c’est… Enfin, il vaut mieux ne pas montrer que nous sommes sur nos gardes.
Elles le regardèrent toutes les trois d’un air étrange, et il se sentit ridicule. Amadou vint à son secours.
— Et moi ? Je fais quoi ? s’enquit-elle.
— Tu vas rejoindre Lo…
— Avec plaisir !
— Soyez voyants, ne prenez pas de précautions. Il faut vous montrer…
— Pourvu que ça dure ! commenta Amadou.
— … Et répandre cette histoire de noyautage. Insistez sur la notion d’indicateurs…
— Pourquoi ? Ils n’en sont pas ?
— Si ! Je n’en sais rien… Peut-être pas. Et arrête de m’interrompre !
— Ah ! Tu vois que c’est pénible !
Amadou éclata de rire.
Ely et La Naïa suivirent, puis Ylvain consentit à les imiter : un peu de détente ne pouvait nuire à personne.
— Donnez l’impression qu’il est urgent de nous joindre et de nous prévenir, reprit-il. Personne ne doit rappliquer ici avant… disons deux jours avant le début du plénum… Passez la consigne, je ne tiens pas à ce que les faux Bohèmes nous tombent dessus à l’improviste. (Il se demanda ce qu’il pourrait bien ajouter, chercha l’inspiration dans les yeux d’Ely et ne la trouva pas. Finalement, il conclut sur une idée qui n’engageait à rien :) Soyez à l’astroport de Kalam dans six jours, nous vous contacterons.
— Qu’est-ce que vous allez faire pendant ce temps… si ce n’est pas indiscret ? pouffa Amadou.
« Peau de vache ! » Pensa Ylvain.
— Rencontrer Made, répondit Ely.
Elle avait parfaitement compris ce que méditait Ylvain, alors elle lui fit comprendre qu’elle savait à quel point Made le fascinait.